19 janvier 2007

Pourquoi faire profond quand on peut être plat ?


L’époque ne brille certes pas par son encéphalogramme. Désespérément aplati. Comprimé. Ecrasé. Nul. Est-on jamais tombé si bas ? Notez que d’être plat requiert de réelles dispositions, une abnégation même, et de tous les instants. Il est si facile, quand on y songe, de faire son original ! Quand débiter continûment des âneries, en prenant soin qu’aucune saillie, qu’aucun relief particulier ne vienne compromettre la planéité de l’ensemble, est un art difficile, mentalement prenant.

Carla Bruni, notre nouvelle ravissante idiote, est une sorte d’icône absolue sous ce rapport. Tous ces grands poètes anglais et américains qu’elle a dernièrement mis en musique se sont retrouvés aspirés, à leur texte défendant, dans cette grande machine à niveler qu’est l’esprit de Carla : il suffit de parcourir la demi-centaine d’interviews qu’elle a données à la presse pour en avoir un aperçu : « Beaucoup d’artistes sont morts dans la misère et dans l’ignorance la plus totale. Le succès conjugue parfois la chance et le hasard. Ce n’est pas un marqueur de valeur sinon il faudrait refaire l’histoire de l’art. » Voilà qui est déjà assez formidablement plat. C’est du Carla tout pur. Tous ces poètes à l’existence sinistre, presque fous, presque enragés, dont Carla, dit-elle, est tombée amoureuse. Amoureuse, oui ! Quelle victoire posthume, pour tous ces cavaliers solitaires ! Merveilleux et piquant épilogue que d’être si aimé aujourd’hui quand on a dans sa vie souffert à ce point de ne pouvoir aimer !

Ah, ces classiques ! Ils marcheraient du tonnerre, s’ils n’étaient aussi profonds, novateurs, bizarres, fascinants. Je vais vous dire, moi, quel est leur défaut : pas assez plats. Prenez Marivaux : de bonnes âmes se sont occupées de son cas, au Théâtre de Chaillot, comme le racontait Pierre Assouline récemment dans son blog (http://passouline.blog.lemonde.fr/) : « Sauf exception au début, les comédiens sont habillés comme les gens qu’on rencontre le matin dans l’autobus. On se croirait dans « La Bataille d’Armani » de Victor Hugo Boss. » Et Paul Valéry, adapté par Bernard Murat, pourrait presque, après ce traitement de choc, faire la couverture de Jasmin. Murat qui déclarait, dans le JDD cette semaine : « Tout homme qui cherche une équation devant une page blanche ressemble à celui qui cherche une phrase. Chacun pense. Chacun s’assoit face aux dieux. » Face aux dieux, façon de parler. Quand Bernard pense, croyez-moi, ça ne va pas réveiller Zeus.

Même BHL voudrait nous faire croire, dans le Point de la semaine, que «Belle du Seigneur» se lit beaucoup mieux depuis que Nicole Avril a décrypté l’ouvrage dans son «Dictionnaire de la passion amoureuse» (Plon). BHL qui, par égard pour la plate Nicole, n’a pas cherché à faire trop profond lui non plus, dans sa recension du livre, et c’est bien la preuve qu’il sait se conduire en gentleman : « Tout y est. Tout. Jusqu’à ces belles pages, oui, sur la malédiction de l’amour chez Cohen et sur le fait que, à la fin des fins, dans le huis clos de la chair éperdue de l’autre chair, c’est toujours la mort qui gagne. Hélas. » Fin du spot publicitaire.

Un qui dérouille aussi, c’est Rilke. Rilke, l’absolu non-plat, fallait bien le désherber également pour le rendre accessible. Béatrice Commengé, chez Flammarion, raconte ainsi « Six jours dans la vie de Rainer Maria Rilke ». Ca s’appelle « En face du Jardin ». Rilke, beau programme. Un peu l’équivalent de Yeats chez Bruni. Rilke plat, ça donne ça : « Si rares sont les matins où l’on est accueilli par la lune. » Plus loin : « Cette même lune qui passe sur tous les paysages. » Oui, du Rilke édulcoré. De la sucrette Rilke.

Vous ai-je parlé de Carla Bruni ? C’est vrai qu’elle est toute mignonne, assise par terre, comme une ex-toujours étudiante en DEA de promo, dans son F8 du XVIème arrondissement de Paris. Emily Dickinson, la moquette en plus. Notez que, dans ses entretiens, Carla ne dit jamais rien de cette poésie anglaise qu’elle prétend aduler. Sauf ce commentaire qui rabote un peu plus ce que sa voix, et les quelques notes de musique qui ont déjà bien de la peine à faire un bout de chemin ensemble, ont joliment arasé : « Un des deux poèmes de William Butler Yeats, « Those dancing days are gone », représente pour moi la perte irrémédiable de la jeunesse. Mon frère et mon père sont morts, ma jeunesse est avec eux, sous la terre. »

« Ces poèmes sont comme des chansons, ils disent des choses très simples.» Voyez comme Carla réussit à neutraliser ces œuvres austères, hostiles, à les transformer en un joli bouquet de marguerites achetées chez Monceau Fleurs, et qu’on posera sur la table en cuisinant des panés de poissons avec un riz minute, peut-être un riz long. Il est vrai que Carla s’était déjà essuyé les pieds sur un poème de René Char (elle cite un vers, toujours le même, de ce poète que toutes les âmes en fleur portent aux nues, et ajoute, mer merveilleusement morte du sentiment esthétique : «C’est superbe, non ?»). Sous extase, elle invente même un Houellebecq à sa mesure, en tenant que ses poèmes sont « hallucinants de beauté de classicisme, de pureté et de tendresse. »

On citerait encore, en vrac : «Je ne me vois pas faire une carrière dans le Minnesota. Mais j’aimerais beaucoup aller y chanter, si ça leur plaît.» (Charmante platitude de Carla, quoique presque surréaliste, nous la rayons donc.) J’aime bien celle-ci : « Si on vous attend au tournant, il faut se dire qu’au moins on vous attend. » « Je suis allée vers des textes qui disaient ce que je ressentais profondément. » Et, plus loin : « Les poétesses (Emily Dickinson) sont des solitaires, je suis attirée par leur solitude et leur gaieté. C’est une solitude pleine de fantaisie, on sent les looooooongues journées d’hiver, j’adore ça. » Carla parle de « la magie de la musique, qui, selon Auden, est le meilleur moyen de digérer le temps, la mort des autres.» L’inspiration ? « C’est une chose inexplicable, ténue, qui trouve son équilibre entre la conscience et la spontanéité. » Ceci encore : « L’écriture dépend énormément de la lecture. Deux ans avant de faire « Quelqu’un m’a dit », j’ai lu tout Proust. Après, j’ai embrayé sur les « Mots » de Sartre, puis sur Céline. » Au fait, pourquoi toutes ces platitudes ? Carla concède : «En fait, je me suis sentie aplatie par mon premier album. » CQFD.

La platitude est, on le voit, un art en soi, qui engage l’être entier. Et, comme tout art, il doit être collectionné. Voulez-vous contribuer à cette collection très particulière ? Vous n’aurez qu’à poster, sur le lien « Enormités et platitudes » (les énormités sont également admises) vos platitudes préférées. Nous en ferons, ensemble, un délicieux dictionnaire… Que nous dédierons à Emily Dickinson, William Butler Yeats, Christina Rossetti et Dorothy Parker, lesquels ne se doutaient sans doute pas qu’ils finiraient en écoute dans les Virgin et les Fnac. Emily Dickinson ! Dans les bacs ! Inondant les oreilles des possesseurs de MP3 serrés dans le métro à 6 heures comme les platitudes dans le cerveau de Carla !

Source : Didier JACOB

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